Michel Marchesnay1
1 Université de Montpellier, michel.marchesnay@wanadoo.fr
RÉSUMÉ. Dans le capitalisme industriel, l’innovation repose sur deux piliers : la maîtrise de la technologie et l’existence
d’un esprit d’entreprise élevé. L’innovation vise à rentabiliser le capital investi par l’entrepreneur. Ce lien est analysé aux
trois niveaux, macro (nation), méso (groupes, filières, régions) et microéconomique (entrepreneurial). L’évolution du
capitalisme industriel est décomposée, en fonction des inventions majeures, en trois générations (1775-1875-1975).
Chaque génération se déroule en deux phases. La phase extensive porte sur le transfert des inventions vers les
techniques et les outils de production ; la phase intensive concerne le développement de biens de consommation et
d’activités de services « modernes ». Le passage vers la phase intensive est facilité par l’idéologie promouvant le progrès
technique et un nouvel ordre social, au nom de la modernité. L’entrepreneuriat est alors idéalisé, car facilitant cette
transition. Mais les typologies d’entrepreneurs relativisent leur contribution effective au passage vers un nouvel ordre
industriel, au travers de stratégies individuelles visant à des degrés très variables d’innovation. Cette question est
finalement abordée en termes de politiques industrielles : politique générale des groupes industriels et financiers,
politique gouvernementale et ministérielle, politique de développement technologique et entrepreneurial des régions.
ABSTRACT. Innovation, in the industrial capitalism, is based on two pillars: mastering technology and a high level of
entrepreneurship. Innovation aims to make profitable the capital invested by the entrepreneur. This link is analysed at
three levels, macro (nation), meso (industrial groups, sectors, regions) and microeconomic (entrepreneurial). The
evolution of the industrial capitalism may be broken down, according the major inventions, into three generations (1775-
1875-1975). Each generation is divided into two stages. The extensive stage covers the transfer of inventions into
techniques and production tools; the intensive stage relates to the development of “modern” consumer goods and
services. The transition to the intensive stage is facilitated by ideologies promoting technical progress and new social
order, in the name of modernity. Then, the entrepreneurship is idealised, for facilitating that transition. However, the
typologies of entrepreneurs relativise their actual contribution to the transition towards a new industrial order, by the way
of individual strategies aiming at highly variable degrees of innovation. This question is ultimately examined in terms of
industrial policies: general policy of industrial and financial corporations, public policy, regional policies of technological
and entrepreneurial development.
MOTS CLES. innovation, entrepreneuriat, génération industrielle, progrès, typologies
KEYWORDS. innovation, entrepreneurship, industrial generation, progress, typologies
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INTRODUCTION
Il est devenu presque banal d’évoquer la « révolution du numérique », avec tous ses effets, non
seulement sur la technologie, mais également sur les comportements individuels et sur les valeurs
sociétales. En particulier, les nouvelles technologies ont contribué à développer ce que l’on a appelé
l’hypermodernité. Les générations montantes, le vivier des classes moyennes sont des « individualistes
de « réseaux », à la fois multiples et nomades. Dès lors, non sans lien avec la crise des social-
démocraties, l’individualisme apparait comme un « nouvel humanisme » (François de Singly). Il se
traduit notamment par un désir, accompli ou non, d’être son propre employeur, et de se singulariser en
créant sa propre entreprise. Le quatrième pouvoir, celui des médias, conforte ce souci de soi et de
« visibilité », en magnifiant les « innovateurs », les « créatifs », tout en soulignant les « illusions du
management », voire l’ « horreur gestionnaire ».L’un des faits marquants de la première décennie du
vingt et unième siècle aura donc été la montée en légitimité de l’innovation entrepreneuriale. Certes,
l’éclairage dirigé par les médias sur les start-up et autres entreprises innovantes risque de voiler la face
sombre de l’entrepreneuriat, à savoir les entrepreneurs « par force », exclus du statut salarial de
l’ancienne société industrielle. A celle-ci, sont désormais reprochés simultanément le « culte de la
performance » et de « l’urgence », au détriment de l’innovation et de la créativité, accusée de remettre
en cause l’ordre existant.
Il convient, certes, de prendre en compte l’extrême diversité des acteurs et de leurs projets, et,
notamment, du réel apport en matière d’innovation, voire de simple créativité, Mais cette situation
n’est pas nouvelle dans les capitalismes industriels : après 1830 et 1930, ils entrent dans une « société
de consommation », marquée par des innovations d’adaptation des produits nouveaux aux différentes
strates de la population – essentiellement, les classes moyennes, de la petite et moyenne bourgeoisie.
Concernant la phase actuelle de transition, elle se manifeste par le déclin relatif des grands groupes
de la phase extensive (par exemple la construction informatique) et l’explosion des micro-activités
innovantes, à durée de vie courte, destinées à soutenir la demande. Y participe, comme dans les deux
phases historiques précédentes, une évolution des mœurs, caractérisée par une montée de
l’individualisme. De nos jours, sous le couvert du terme d’hypermodernité, on peut parler d’un
individualisme de réseau, en liaison avec le développement des deux macro-filières dominantes,
constituées elles-mêmes en réseaux interactifs, plutôt que hiérarchisés par le haut ou par le bas, à
savoir : la filière numérique et la filière biologique et de santé. Si l’on compare avec les deux
générations précédentes, on est en droit de penser que nous ne sommes qu’aux prémices de la phase
d’exploitation des découvertes fondamentales, par exemple dans le domaine des neurosciences.
1. L’INNOVATION, UN PHENOMENE ENTREPRENEURIAL
1.1. Par nature, tout entrepreneur assume un risque contingent d’innovation
Dès lors qu’il crée et gère son organisation, il est inéluctablement confronté à l’incertitude. Il
contribue, de surcroît, a d’autant plus l’augmenter qu’il est conduit, volontairement ou non, à innover.
Qu’il choisisse d’adopter une stratégie de leader ou de suiveur, par intention ou par adaptation, cette
logique d’action trouve sa rationalité économique dans l’espérance d’un surplus, une rente au sens
économique, lié à un effet d’attraction de la clientèle, sur un marché instable et ouvert aux
opportunités. A contrario, et a priori, moins l’entrepreneur est innovant et preneur de risque, moins il
peut espérer rentabiliser son investissement. Cependant, cette explication logique ne vaut pas dès lors
que :
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– soit le marché est surprotégé, auquel cas il génère des rentes de situation, n’incitant guère à
l’innovation,
– soit le marché est trop facilement accessible, auquel cas le coût de l’innovation n’est pas en
rapport avec les risques d’échec ou d’hyper concurrence,
– soit le marché est dépendant dans la filière, de sorte que les rentes d’innovation, facteurs de
surplus, sont captées par les partenaires en amont ou en aval, ce qui dissuade d’entreprendre des
innovations non protégées.
1.2. L’innovation recouvre des logiques et des pratiques d’action entrepreneuriale pluralistes
L’innovation entrepreneuriale, individuelle et émergente, doit être distinguée de l’innovation
managériale, organique et planifiée (délibérée). Chaque histoire d’innovation a sa propre singularité :
elle dépend largement de l’entrepreneur ce qu’il est, ce qu’il veut, ce qu’il sait et ce qu’il fait. Elle
dépend ensuite de l’interaction sociale interne (la culture de l’organisation), des savoirs et savoir-faire
(le métier), de l’adéquation aux besoins, actuels ou latents, du marché (la mission). Toutes ces données
sont en réalité variables et constamment évolutives.
Cependant le processus d’innovation entrepreneuriale ne peut se réduire à une pure idiosyncrasie. Le
plus souvent, l’entrepreneur innovant tire parti de l’expérience acquise par l’éducation (learning) ou
par apprentissage (doing), depuis le pâtissier jusqu’au docteur-ingénieur. Plus généralement,
l’innovateur s’inscrit dans une « atmosphère » favorable à sa propre logique d’action. Ses attentes en
termes de légitimité seront à la fois d’ordre économique (la faisabilité, puis l’accueil du produit) et
social (reconnaissance, tant de la part de ses pairs que de réseaux sociaux, proches ou lointains).
2. LES TROIS NIVEAUX D’ANALYSE DE L’INNOVATION : MICRO, MESO, MACRO
2.1. Les modèles macroéconomiques
Keynésiens ou néo-classiques (Cobb-Douglas), ils ont étudié, dans les années 1960 l’impact de
l’innovation sur la croissance. L’innovation est envisagée sous l’angle d’un transfert de technologie,
(ce qui suppose que l’on puise dans un stock de « connaissances tombées du ciel ») afin de développer
des produits nouveaux, et, surtout, de susciter des gains de productivité du capital K, et du travail L.
Toutefois, la majeure partie de la croissance est attribuée à un facteur Z (modèle de Denison). Celui-ci
comprend notamment l’éducation et la recherche fondamentale, dont les avancées portent sur les
connaissances (par exemple, en entrepreneuriat) et les méthodologies (par exemple, le pragmatisme –
études de cas, stages, etc.). On notera que le système universitaire français n’a abordé que
tardivement, dans les années 1990, cette approche pragmatique (au sens de Dewey) de l’éducation,
propice à l’entrepreneuriat, alors que les écoles de commerce et d’ingénieur ont longtemps privilégié
l’approche managériale (pour autant qu’ils s’en soient départis). On notera également que le
néologisme entrepreneuriat n’a été admis, par l’Académie Française comme dans les dictionnaires
usuels et les médias, que récemment.
2.2. Le niveau mésoanalytique
Proche de l’économie et de la stratégie industrielles, il se concentre sur trois champs, la filière, le
groupe et la région.
– La filière comprend, en fonction de l’objet de la recherche, l’ensemble des étapes de
transformation jusqu’au stade final. Selon les cas, elle se décompose (du haut vers le bas) ou se
recompose. La filière évolue en permanence, au gré, principalement, des innovations en l’un de ses
points. A l’exemple des innovations dans le numérique, au sens large, l’économie générale de la filière
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peut en permanence être remise en cause. En particulier, les logiques d’action des acteurs évoluent,
entrainant des changements structurels, des stratégies d’adaptation, voire de rupture, face aux
innovations, et, en conséquence, des variations de performance.
– Le groupe rassemble des firmes contrôlées, juridiquement ou non, par le noyau dur des
propriétaires. La doxa managériale y prédomine, avec pour fonction d’optimiser le capital investi. En
théorie, le groupe est, selon une formule célèbre, « un ilot de coordination consciente dans un océan de
coordination inconsciente (le marché) ». En conséquence, il possède une stratégie autonome en matière
d’innovation, laquelle se traduit par un système de technoscience intégré. En s’appuyant sur ses
propres laboratoires, les échelons exécutifs planifient le rythme et le type d’innovations, le plus
souvent au travers de transferts de technologies. Toutefois, nombre d’innovations se révèlent
imprévisibles, incontrôlables, ou hors de la compétence des laboratoires du groupe. Cette question se
pose le plus souvent aux deux extrêmes du processus : d’une part pour les produits-procédés en phase
de découverte, d’autre part pour les produits « marketables », potentiellement commercialisables. Dans
ces deux cas, les petites entreprises, à logique entrepreneuriale, s’avèrent plus aptes à supporter les
risques : le cas exemplaire est celui des groupes pharmaceutiques, en recherche perpétuelle de rachats
de brevets ou licences sur des start-up.
– L’approche en termes de région a suscité une multitude de recherches, y compris de géographes et
d’historiens, autour des structures et des politiques en matière d’innovation. Alfred Marshall, à
Cambridge (Angleterre), a évoqué, à la fin du dix-neuvième siècle, sous l’expression d’« atmosphère »,
la question de l’éthos. Ainsi, certaines zones géographiques, à la fois urbaines et rurales, constituaient,
sous le terme de « districts » (de la laine, du coton, de la coutellerie, etc.), des lieux privilégiés pour
susciter, encourager et absorber les innovations dans une filière donnée. De nos jours, les districts
marshalliens ont été élargis, sous le terme de « clusters », à de multiples formes d’agglomération
d’entreprises, de laboratoires, etc., soit sur une filière donnée (« technopôle », comme l’industrie
aéronautique, autour de Toulouse), soit sur une zone urbaine délimitée (« technopole », comme le
réseau de pépinières et de laboratoires de recherche, sur divers thèmes, autour de Montpellier). La
révolution numérique est appelée à modifier profondément cette structuration en réseaux locaux.
3. LES TROIS AGES DU CAPITALISME INDUSTRIEL
3.1. Le capitalisme dit « industriel » est né au dix-huitième siècle
Il résulte d’une série (« grappe », dira Schumpeter) d’innovations majeures, dites de rupture,
décrites par Smith à leur naissance (1776) et théorisées vers 1900 par Schumpeter (à partir des
innovations en grappe de la seconde génération industrielle) Ce type de capitalisme se différencie des
capitalismes agraires et marchands par la constitution, à l’aide de capitaux financiers, d’un ensemble
d’actifs physiques et intellectuels constituant ce qu’on a appelé la « catalogue des techniques » (blue
book) disponibles à un moment donné. Les capitaux sont investis par les entrepreneurs et leurs
mandants dans le développement du machinisme, de la division du travail, et du regroupement
physique et juridique dans des entreprises (manufactures). La tâche qui incombe aux entrepreneurs
implique le « talent d’administrer », selon l’expression de l’économiste Jean-Baptiste Say, lui-même
manufacturier sous le Premier Empire.
Le développement du capitalisme industriel s’est historiquement réalisé autour de trois tendances de
fond, liées à la recherche de nouvelles opportunités et de nouveaux débouchés, soit, d’une part, la
production permanente, si possible contrôlée, d’innovations, d’autre part, la concentration à mesure
que les marchés arrivent à maturité, enfin, l’internationalisation, dans la recherche de nouveaux
débouchés. La mondialisation du capitalisme industriel est renforcée par le fait que les innovations
majeures, de rupture, sont initiées dans les pays neufs.
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3.2. Historiens et économistes s’accordent de nos jours sur l’existence de trois générations
industrielles
On les fait démarrer par commodité vers 1780 (machines à vapeur, à tisser et à filer), 1880
(sidérurgie, moteur à explosion, électricité, etc.), et 1980 (informatique, biotechnologies, etc.). On
retrouve, pour chaque génération industrielle, un mode de développement assez analogue, marqué par
un processus d’innovations allant de la recherche fondamentale, puis appliquée, au développement de
produits techniquement faisables et commercialement attractifs (Julien, Marchesnay, 1997). En
quelque sorte, on part d’une base scientifique, puis technologique , qui génère des processus nouveaux
de production, débouchant sur des « machines » (biens intermédiaires et d’équipement) permettant de
produire des biens et services s’adressant à un marché de masse, puis à des segments de clientèle de
plus en plus spécialisés, en s’appuyant sur des services chargés de créer et de diffuser les innovations
de plus en plus fines.
Le terme de « révolution industrielle » pour parler de la première génération est trompeur. Il
rassemble en fait les activités menées pendant près de trois-quarts de siècle (1710-1780) pour
concevoir une série tâtonnante de principes (comme la machine à vapeur) et surtout d’expérimentations
(machines pour tisser et filer) permettant de déboucher sur une invention rendue techniquement
opérationnelle à la suite d’une multitude d’erreurs, d’échecs, de faillites, décrits dans les ouvrages de
Paul Mantoux, de David Landes et de Denis Woronoff. Seuls subsistent les entrepreneurs innovants
ayant des compétences entrepreneuriales reconnues (risk taker, organisation manager, market builder),
mais aussi de la chance, ce qui n’est pas sans évoquer les processus de sélection naturelle dans le
darwinisme. Cette période est celle d’un « capitalisme sauvage », où tous les coups sont permis
(comme le fait de s’« approprier » le principe de l’invention fondamentale ou de copier les procédés de
développement des concurrents).
Si l’on retrouve dans la deuxième génération industrielle (fin 19e
siècle) cette même période initiale
(extensive) de tâtonnement vers de nouveaux ensembles TPM (technologies, produits, marchés), la
recherche fondamentale est désormais confiée à des laboratoires, publics ou privés et le développement
des nouveaux produits-marchés au management de groupes industriels et financiers – on parle de
système de technoscience (l’institut Pasteur est exemplaire de cette double appartenance).
La troisième révolution industrielle, autour notamment de la révolution numérique en cours, suscite,
de par la complexité et le coût croissants de l’innovation, des réseaux d’alliances, impliquant des
passages de la conception à la commercialisation de plus en plus longs et des stratégies mêlant la
concurrence et la coopération (la « coopétition ») selon la phase du processus d’innovation industrielle.
4. LES PHASES EXTENSIVES ET INTENSIVES
L’école dite « de la régulation » estime que chaque génération industrielle s’est constituée
historiquement en deux phases, qualifiées successivement d’extensive et intensive.
– La première phase, qualifiée d’extensive, est centrée sur l’accumulation élargie (widening) d’un
capital productif (de biens et de services, matériel et immatériel) destiné à concevoir et créer un stock
de capital productif innovant. Par exemple, la machine à vapeur (Watt et Bolton, 1780) résulte à la fois
de l’innovation dans le procédé sidérurgique (four à coke d’Abraham Darby, en remplacement du bois,
au début du siècle) et des recherches en physique (principes de Carnot). En remplaçant les rails en bois
par des rails en fer, on favorise la création de réseaux ferrés (1830). Par la suite, la deuxième
génération industrielle (1880) née dans les pays neufs (Allemagne, Etats-Unis) adoptera l’innovation
de rupture du four Martin, destinée à accroître la durabilité des rails en acier.
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On pourrait multiplier les cas révélant une continuité intergénérationnelle dans les flux
d’innovations. Ainsi, sans remonter à Volta, inventeur de la pile électrique vers 1800, les « grappes
d’innovation » dans la filière électrique (1879, ampoule électrique) trouvent un nouveau
développement avec les calculateurs à lampe, l’ENIAC datant de 1942. Les recherches sur les
matériaux, notamment sur le silicium, débouchent sur la « chip », la puce électronique en 1975. Dès
lors, les débats se multiplient, autour d’une conception, soit centralisée depuis des super ordinateurs,
soit décentralisée (répartie) autour de la micro-informatique (1980).
– La seconde phase est dite « intensive », dans la mesure où le capital technologique est
suffisamment stabilisé pour que débute une exploitation intensive. Celle-ci consiste en un
développement des sources d’applications et une diversification des gammes de produits (biens et
services) destinées à une consommation finale (entreprises, puis particuliers). Les innovations se
donnent pour finalité stratégique d’élargir l’éventail des marchés ciblés (quitte à les créer) ou
d’approfondir l’offre à l’intérieur d’une gamme. Il s’agit alors de susciter de nouveaux besoins, ou à
améliorer la satisfaction de besoins existants. En d’autres termes, dans la phase intensive, la croissance
des firmes est boostée par l’exploitation commerciale des innovations fondées sur les découvertes
majeures : on parle d’un « effet de déversement ». La firme innovante ayant breveté ses innovations de
conception bénéficie de la prime au « premier arrivant » (c’est elle qui va fixer les normes), et peut
dès lors s’engager dans des investissements de développement. On citera IBM dans les années 1970-
80, sachant que la révolution du PC va bouleverser, tant l’offre que la conception de l’usage des objets
numériques, obligeant les groupes industriels subsistants, à l’issue d’un processus de concentration, à
se tourner, comme le fera IBM, vers l’offre de services.
5. LA DYNAMIQUE DE L’INNOVATION : ENTRE ORDRE ET PROGRES
En modifiant la devise d’Auguste Comte inscrite sur le drapeau du Brésil (Ordem e Progresso), ou
en rappelant l’expression schumpetérienne de « destruction créatrice », la société industrielle repose
sur l’idéologie du progrès. Le maintien de l’ordre existant est accusé de générer des « situations
rentières », fondées sur les innovations passées. Tel le titan Prométhée, il appartient aux classes
montantes, qui ont « tout à gagner et rien à perdre », de se lancer dans l’aventure (cf. le « venturer »,
entrepreneur nord-américain) de l’innovation, suscitant du désordre – notamment la disparition de
maintes activités dominantes de la génération précédente. Toutefois, dans la phase intensive, la société
industrielle va privilégier l’ordre social, autour d’une classe moyenne consommatrice des biens et
services propres à la modernité. C’est pourquoi la célèbre expression de Joseph Schumpeter, de
« destruction créatrice » a tant fait florès.
5.1. Le rôle des idéologies
La première génération s’appuie sur l’idéologie dite « des Lumières »
Celle-ci prône la propriété individuelle (dans la Déclaration des Droits de l’Homme, le mot
« propriété » revient plus fréquemment que le mot « liberté »). La classe montante des manufacturiers,
souvent issus des couches modestes du Tiers –Etat, accède au statut de petite bourgeoisie, en installant
dans leurs fabriques (souvent des biens nationaux) le machinisme et la division du travail. Cependant,
le progrès technique ne s’implantera que lentement en France, comparativement à l’Angleterre : le
travail à domicile, l’énergie hydraulique, par exemple, subsisteront jusqu’à la fin du siècle.
De surcroît, la plupart des grandes dynasties industrielles (les « bourgeois conquérants »), voient les
héritiers adopter une posture rentière, en vivant sur les acquits (brevets, marques, etc.) du « père
fondateur » : on citera, par exemple, le chocolatier Meunier ou le biscuitier Lefèvre-Utile, dont les
parcours sont strictement parallèles. Un grand nombre de groupes familiaux disparaitront ou seront
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absorbés, dès le début des années 1960 (perte des colonies, Marché Commun), à la troisième
génération.
La deuxième génération industrielle (et sociale) est fondée sur une idéologie scientiste et rationaliste
Débouchant sur l’« ère des techniques », elle est inspirée en France par le positivisme d’Auguste
Comte et l’industrialisme de Saint-Simon. L’innovation est le fruit d’une pratique scientifique et
délibérée, de sorte qu’elle passe de la manufacture aux laboratoires, qu’ils soient publics (universités,
écoles d’ingénieurs) ou privés, comme l’Institut Pasteur.
Mais cette idéologie du progrès scientifique, privilégiant l’efficacité du couple productivité-
rentabilité, va essentiellement se développer après 1870, dans les pays neufs, l’Allemagne et les Etats-
Unis. C’est dans ces pays que va s’instaurer une relation à la fois rationnelle et pragmatique, visant à
l’action performante, entre la recherche (fondamentale et appliquée) et le développement de produits et
procédés nouveaux, au moyen du transfert de technologie. Cette démarche va être systématisée dans
l’Organisation Scientifique du Travail (Taylor) et la science de l’administration des entreprises (Fayol).
Thorstein Veblen, dès les années 1900, recommandera aux Etats-Unis de laisser le pouvoir de
conception et de décision aux ingénieurs (plus tard aux managers), plutôt qu’aux financiers et, surtout
qu’aux « aventuriers », qui se comportent en prédateurs.
La phase intensive débutera dans les années 1920 aux Etats-Unis. De cette période datent les
grandes marques de produits de consommation. Ils sont élaborés, conçus et « marketés » dans les
laboratoires et les services des groupes. Mais l’ « affluent society », appuyée par la structure staff and
line » des groupes ne démarre qu’après 1945 aux Etats-Unis, et 1965 en Europe. Après 1975, on
observe une phase de ralentissement, puis de stagnation, voire de déclin sur ses produits de masse,
entrainant une concentration dans la plupart des secteurs de deuxième génération, Parallèlement, la
société de consommation atteint de nouveaux pays, notamment dans la zone du Pacifique, puis les
BRIC (Brésil , Inde, Chine), contraignant les groupes à « penser global » dans leur démarche
innovante.
En ce qui concerne la troisième génération, la datation est rendue d’autant plus complexe qu’elle
entrainer de profondes transformations dans les filières des générations précédentes –au même titre
que, par exemple, l’électricité et le moteur à explosion, etc. ont bouleversé l’industrie textile. On a dit
supra que, dès les années 1940, les recherches fondamentales (atome, robotisation) ou exploratoires
(matériaux nouveaux) préfiguraient les innovations futures. On estime que 1975 constitue une date
charnière : la société de consommation est mise en cause (en fait, il y a saturation, et les opportunités
se tarissent), la concentration industrielle se traduit par des fermetures et du chômage, au point qu’on
évoque une société « post -industrielle », axée sur les innovations dans les services et les PME,
marquée par « le retour de l’entrepreneur » (contre le manageur). En fait, la restructuration des filières
des deux générations précédentes s’est poursuivie, en utilisant les technologies issues de la troisième
génération – notamment l’informatisation et le numérique. On considère que la phase extensive, de
conception de procédés, de matériaux, transférables en termes de technologie, débute dans les années
1990, avec entre autres le passage à l’ordinateur personnel, marqué par l’arrivée de nouveaux
entrepreneurs, devenus des icônes mondiales, lesquels vont à leur tour prendre la succession des
Rockefeller, J.P. Morgan, Edison, etc. dans la galerie des entrepreneurs schumpetériens.
5.2. Le rôle du « zeitgest », l’esprit du temps
Comme pour les deux générations précédentes, il ne peut y avoir une révolution industrielle si les
esprits n’y sont pas préparés au plan idéologique : les Lumières au 18e
siècle, la démocratie
représentative au 19e
siècle. Les destructions liées aux innovations de rupture suscitent des conflits et
des interrogations sur le sens de la nouvelle société : ainsi, il est patent que les nouvelles de production
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et de consommation d’information, au fondement de l’économie et la société numériques, remettent en
question les constituants de la société démocratique. Cette interrogation est de surcroît liée à
l’extension du triple mouvement long de la société industrielle : celle-ci est désormais globale,
perpétuellement innovante, alors que le pouvoir économique et financier se concentre sur un nombre
décroissant d’individus et d’institutions.
De leur côté, les élites intellectuelles «progressistes » vont contribuer à l’acceptation des innovations
par l’opinion, et, plus largement, les ruptures idéologiques et les transformations sociales, conduisant à
un renouvellement des classes moyennes. Ce sera, au dix-huitième siècle, le rôle des encyclopédistes.
A partir de 1835, Raoul de Girardin « invente » la presse quotidienne : les feuilletonistes (Balzac,
Eugène Sue, Dickens, etc.) décrivent les effets, positifs et négatifs, de l’industrialisation, en les
opposant aux structures traditionnelles. Ce faisant, ils suscitent la demande des produits nouveaux
(telle Emma Bovary).
Ce faisant, les « médiacrates » suscitent la demande des produits nouveaux : Emma Bovary, qui se
perdra en surconsommation de produits de mode, annonce les excès de la consumer society. La société
de consommation, au siècle suivant, va largement reposer sur la publicité, diffusée par les médias
(radio, puis télévision) à tel point que J. K Galbraith parlera de « filière inversée » (le producteur dicte
les préférences du consommateur) et Vance Packard de « persuasion clandestine ».
Au 21e
siècle, la révolution numérique a multiplié les canaux de diffusion. Ceux-ci possèdent à la
fois une audience quasiment globale, planétaire, et une relation directe avec le consommateur potentiel.
Il s’ensuit une exacerbation de la logique d’innovation, se traduisant par un raccourcissement de la
durée de vie de chaque produit, tout en anticipant son remplacement par un produit « meilleur ». Cette
logique d’action innovante se fonde sur des pratiques sociales, fondées notamment sur des « élites »
censées jouer le rôle de leader d’opinion, et assurer une « visibilité » (et aussi une lisibilité pour les
produits technologiques) comme l’a montré Heinich.
6. L’INNOVATION ET L’ « ERE TECHNICIENNE » : LA BOITE DE PANDORE ?
Au demeurant, la question n’est pas nouvelle. En témoigne le mythe du titan Prométhée. Celui-ci
sera éternellement puni pour avoir livré le secret du feu aux hommes, et, surtout, avoir laissé son frère
Epiméthée, séduit par la nymphe Pandora, ouvrir la fameuse boite (de la connaissance) dont
s’échapperont tous les maux de la Terre. En d’autres termes, l’innovation n’a de qualité constructive ou
destructive que ce qu’en font les sociétés : bien des innovations, bienfaisantes en des temps de paix,
auront été mises au point pendant les guerre. Ainsi en va-t-il de la révolution numérique, préfigurant ou
non un monde orwellien selon l’usage. Ainsi, sommes-nous ramenés à l’antique question -
l’entrepreneur : Prométhée ou Epiméthée ?
6.1. L’entrepreneur innovant : un idéal type ?
On constate que, sur ces trois générations, se dessinent des traits communs à l’idéaltype
d’entrepreneur innovant. La plupart sont issus des classes modestes et sont mus par un désir
d’ascension sociale. Ces « self made men » se révèlent opportunistes et fins stratèges. Dans la maîtrise
du processus d’élaboration puis d’exploitation de l’innovation, ils manœuvrent pour détenir la
propriété industrielle - quitte à flirter avec limites de la légalité, comme en témoignent les multiples
procès qui émaillent bien souvent leur parcours.
De fait, l’origine « artisanale » (craftmanship, selon l’expression de Richard Sennett) de maints
créateurs leur permet d’acquérir, consciemment ou non, un certain nombre de capacités propres au
pragmatisme. Ils sont ainsi capables de se centrer sur les problèmes plutôt que sur des solutions
préconçues ; ils sont aptes à mettre en relation leur logique d’action et leurs pratiques, et de se
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conformer à une démarche d’expérimentation par essais et erreurs, quitte à modifier, voire changer le
modèle conceptuel permettant de s’orienter, d’expliquer, voire de justifier la démarche.
Or, cette tournure d’esprit et de comportement est au cœur des démarches innovantes désormais
prônées, y compris dans les écoles (du cours préparatoire au master) . Cette démarche est inspirée par
le pragmatiste John Dewey, et généralisée dans le système éducatif nord-américain. Reposant sur un
« trial and error process », le développement de l’apprentissage, des stages, de l’alternance, du
traitement de cas, etc., s’inscrit dans la volonté politique de susciter la création d’entreprises
innovantes, mais également pérennes, y compris par l’acquisition de « tours de main » propres à la
singularité.
Schumpeter observe que la phase d’« innovation » est suivie d’une phase de consolidation et de
rentabilisation, pour déboucher sur un désir de pérennisation par la constitution d’une dynastie, c’est-à-
dire d’une gouvernance de type familial, parfois pluri-centenaire (les Enokiens). Cependant, cet idéal
type d’ « entrepreneur dynaste» (et d’entrepreneurs multigénérationnels) ne doit pas faire oublier le
rôle essentiel des millions de petites et micro entreprises qui, dans les phases intensives et extensives,
contribuent, par leur fécondité (tant en termes de création que de créativité) à conforter le
développement de procédés et process constitutifs des filières dans la phase extensive, et des marchés
d’aval, dans la phase intensive.
Réciproquement, l’esprit d’entreprise ne se limite pas aux seuls entrepreneurs, propriétaires-
dirigeants de leur affaire, dûment enregistrés. On observe en effet que nombre d’entrepreneurs révèlent
un faible esprit d’entreprise (frileux, mal organisés, peu créatifs, à revenu faible), alors que – et ce, de
façon croissante dans la Société en émergence – de nombreuses personnes et institutions à but public
ou social révèlent un fort esprit d’entreprise. En témoignent de grands commis de l’Etat, civils ou
militaires, ou des personnalités « visibles » ayant mis en œuvre des projets humanitaires très innovants.
L’entrepreneur social joue à cet égard un rôle croissant, en se substituant aux offres défaillantes.
La « révolution numérique » a contribué au développement exponentiel des relations en réseau,
incitant à de nouvelles formes de collaboration, dans lesquelles foisonnent les opportunités
d’innovation. En témoigne le développement de l’« économie collaborative », aux limites, parfois
floues, et souvent évolutives, entre le bénévolat et le lucre. Au demeurant, les groupes, et plus
largement les entreprises, y puisent et récupèrent des idées d’innovation, ne serait-ce que pour résister
à de nouvelles formes de prestation de services.
6.2. Typologies d’entrepreneurs innovants
L’entrepreneur-type développe un projet individualiste, en valorisant des ressources diverses, dans
le but d’en tirer un profit, un revenu résiduel et aléatoire (un « gage » incertain, selon l’expression de
Cantillon). Cet esprit de lucre varie selon la nature, les compétences et la stratégie de l’entrepreneur qui
manifestent sa propension à innover. Le profit visé va donc du revenu de subsistance pour une
personne en recherche d’emploi à l’espérance d’un « jackpot » (le rachat de son affaire par un groupe)
pour une start-up.
Selon le type d’entrepreneur, l’innovation se présente selon une logique et une pratique d’intensités
très variables. On a longtemps retenu une définition « haute », et largement managériale, dite du
« manuel de Frascati », dans laquelle l’innovation résulte d’une démarche délibérée devant entrainer
des conséquences stratégiques sur le modèle économique (technologies, produits, marchés), et se
traduire notamment par le dépôt de brevets, de licences et de marques.
Mais il est symptomatique que l’on ait progressivement élargi par la suite la définition de ce qui est
« innovant ». En particulier, on a retenu les divers types de changements pratiqués dans l’organisation
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des entreprises dites « à taille humaine ». On peut alors dire qu’il y a, au sens large, « innovation », dès
l’instant que la pratique du changement effectué (par exemple, une nouvelle machine, ou un nouveau
procédé ou processus, ou une conception renouvelée du produit, voire du marché visé) correspond une
logique d’action de l’entrepreneur, qu’il considère comme « innovante », parfois, a posteriori.
On peut alors esquisser une classification des formes d’innovation, telles qu’elles sont perçues par
les entrepreneur (e)s, notamment dans les petites et microentreprises.
On distinguera d’abord l’innovateur pionnier, qui va produire et/ou commercialiser un produit (bien
ou service) qu’il doit à sa créativité, liée à son expérience et/ou son éducation (sa formation), mais
aussi à son capital social (notamment son milieu d’appartenance). On pense aux start-up disposant des
compétences (savoir et savoir-faire) dans un domaine pointu, par exemple sur certains types de jeux
vidéo (ludiques, éducatifs, etc.).
Vient ensuite l’imitateur (ou suiveur), qui souhaite s’implanter dans une activité en émergence, ou
en restructuration. Il pourra tirer parti de l’expérience acquise par le pionnier lors de la phase de
démarrage, ainsi que de l’effet d’apprentissage et de mode propres aux biens et services innovants. Par
exemple, il se lance dans un type de jeux vidéo existant.
L’adaptateur est un entrepreneur déjà en place, mais qui va modifier son modèle économique. Cette
réorientation implique généralement de nouvelles ressources et compétences, dans le cadre de
l’entreprise existante. Ainsi, il peut se recentrer, par exemple, sur des jeux destinés à une niche de
pratiquants.
Enfin, le reconverti cherchera une autre activité, le plus souvent dans un autre emplacement.
Certains « serial entrepreneurs » changent ainsi d’activités au gré des opportunités, notamment dans le
commerce de détail, comme en témoignent les changements fréquents de propriétaires, mais aussi de
commerces dans les zones achalandées. Ainsi, il pourra passer de jeux vidéo à une autre activité autour
du numérique, voire en-dehors : on retrouve cette pratique « nomade » pour les activités à cycle de vie
court. On citera en vrac les fast foods, le taouage, les cigarettes électroniques, les produits
« écologiques », etc.
6.3. Les capacités de l’entrepreneur innovant
Si l’on constate une extrême diversité des types d’entrepreneurs, on relève toutefois des traits
propres à l’entrepreneur innovant (« entreprenant »). Ce qu’on appelle le « métier » d’entrepreneur
comprend, à côté des traits de caractère et de capacité professionnels classiques, des aptitudes psycho
sociologiques liées au milieu d’appartenance et à l’histoire personnelle. Les entrepreneurs – du moins
les plus innovants – possèdent le plus souvent une forte personnalité marquée par l’acceptation du
risque d’entreprise et l’opportunisme.
Au sein même de l’entreprise, la question de l’autorité va se poser dès l’instant que l’entrepreneur
s’entoure de collaborateurs (parentèle, associés, salariés, etc.) lors de la mise en œuvre de projets
innovants. La résistance au changement, voire l’incompétence, peuvent provenir des divers acteurs, y
compris les parties prenantes extérieures (apporteurs de fonds et de commandes). A contrario,
l’entrepreneur dont l’affaire réussit peut être tenté d’innover sans percevoir tous les conséquences
dommageables, notamment le risque de perte d’indépendance.
Le management de l’innovation, dans les grandes entreprises et filiales de groupe, repose sur une
procédure hiérarchisée, rationnalisée, et formalisée dans une planification pluriannuelle. Les PME et
ETI révèlent des logiques et pratiques plus variées, selon leur pouvoir et leur situation de marché. En
revanche, dans les toutes petites entreprises aux mains du propriétaire-dirigeant, celui-ci va
essentiellement raisonner selon un processus émergent fondé sur sa perception des opportunités
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d’innovation, puis sa représentation de la mise en œuvre (« faisabilité »), de l’adéquation à ses
capacités et ses marchés (« cohérence ») et des conséquences attendues pour son affaire (en cas de
réussite, mais aussi d’échec). Les petites entreprises sont en effet particulièrement sensibles à deux
risques stratégiques majeurs – la vulnérabilité et la dépendance – d’une façon particulière, selon que
l’on se situe dans la phase extensive ou intensive d’une génération industrielle.
7. LES CHOIX STRATEGIQUES MAJEURS
7.1. Innovation de rupture ou développement adaptatif
La phase extensive, initiale, est caractérisée par une intense activité innovatrice, émanant, dans une
large mesure de TPE innovantes, gérées par des « pionniers ». Dans cette structure industrielle en voie
de formation, l’innovation porte d’abord sur les biens intermédiaires (matières premières) et
d’équipement (machines, moyens de communication, infrastructures). Les barrières à l’entrée sur les
marchés émergents sont faibles, favorisant une prolifération de petits entrepreneurs en quête des
procédés et processus performants : on citera la mule jenny et la water frame (1730-1780), l’électricité,
les colorants artificiels, le moteur à explosion (1880), le micro-ordinateur et le laser (1980). On a
coutume de mentionner les cas, souvent mythifiés, où de grandes innovations ont (auraient) été
développées dans un atelier ou un garage. Le fait que certaines innovations aient été obtenues à la suite
d’une erreur de manipulation (aspirateur) ou d’une réinterprétation (pénicilline) – la sérendipité –
ajoute au caractère turbulent de cette phase, donc à la vulnérabilité des « jeunes pousses », sachant que
le succès de quelques-uns résulte d’un processus de sélection difficilement gérable.
De façon générale, les innovations, à mesure que les principes de base sont stabilisés (comme pour
l’informatique) et entrés dans le domaine public, se portent sur des adaptations et des développements
vers des applications professionnelles, puis à usage privé. Cette accessibilité va encore renforcer la
turbulence du marché, et durcir la concurrence, contraignant les innovateurs à pénétrer dans des
applications de plus en plus pointues, à constituer une situation de monopole (transitoire, sauf
protections particulières) sur des niches, des micros, voire des nano-marchés.. Les innovations vont
alors concerner les applications en direction de la demande finale. Le « déversement » vers les marchés
de consommation de biens et de services contribue à la fois à la multiplication d’innovations sur des
marchés neufs, par exemple, la mode féminine et le journalisme vers 1835, l’automobile et la télévision
vers 1935.
7.2. Dépendance ou singularité
On assiste alors à une éviction plus ou moins brutale des PME patronales et des TPE artisanales,
notamment lors des accords de libre-échange (1860, 1960), faute d’avoir pu s’inscrire dans les secteurs
innovants. Plus généralement, rappelons que l’on observe lors des trois générations une tendance à
l’internationalisation des marchés de la génération précédente arrivés à maturité, voire à saturation,
parallèlement à une tendance à la concentration. De fait, les groupes industriels, de négoce et financiers
s’attachent à gouverner et planifier l’innovation, comme l’avait prévu Schumpeter.
Il en découle pour les entreprises à caractère entrepreneurial et/ou familial un risque de dépendance
à l’égard de ces groupes, le plus souvent de stature mondiale. Cet effet de dépendance se manifeste dès
que le nombre de partenaires (effectifs ou potentiels) est faible (pouvant aller jusqu’au monopole),
qu’il est difficile, voire impossible de leur substituer un concurrent, et, enfin, que cette relation est
vitale pour l’entreprise. Or, nombre d’entreprises, en particulier dans le secteur des services,
connaissent cette relation de dépendance, pas uniquement pour les sous-traitants et les franchisés. Dans
la révolution numérique, la dépendance se manifeste par une soumission aux normes, tant techniques
qu’administratives, imposées par les groupes, en particulier pour être référencé.
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Les entrepreneurs vont alors chercher à réduire ces risques de dépendance par des pratiques
innovantes, quand les conditions techniques et concurrentielles le permettent, en termes de coûts de
production et d’accès au marché :
– ils peuvent rechercher une opportunité d’avantage concurrentiel fondée sur la proximité, soit
géographique, comme l’innovation sur des produits locaux, soit commerciale, comme un réseau de
relations sociales avec des clients et des fournisseurs, et plus généralement avec les diverses autres
parties prenantes du territoire (notamment les institutions de soutien à l’entrepreneuriat). Ainsi les
petites entreprises locales font souvent preuve de davantage de réactivité et de flexibilité que les filiales
ou établissements rattachés à de grands groupes ;
– mais, face à l’hyper segmentation des marchés, à la turbulence croissante dans les pratiques et les
types de consommation, les opportunités de projets innovants ne cessent de se multiplier, justifiant la
multiplication des créations de petites affaires centrées sur une activité singulière (one of a kind, disent
les Américains). Celle-ci repose, dans le meilleur des cas, sur des compétences difficilement
accessibles et transmissibles (« tour de main », expertise), non cessibles (par exemple à une autre
entreprise), exigeant un « capital » (technique, intellectuel, social, etc.) particulier.
La stratégie de singularité repose ainsi sur une créativité permanente, Graal difficilement atteignable
pour les groupes gérés selon les normes managériales. Elle est susceptible de déboucher d’emblée sur
des marchés extra- territoriaux, voire mondiaux (on parle d’entreprises born global). Dans ce cas de
« monopole interstitiel », la proximité n’est plus géographique, mais technologique, centrée sur les
savoirs rassemblés et confrontés au sein d’un réseau comprenant les compétiteurs, à la fois adversaires
et alliés dans la promotion de l’activité innovante.
Dans cette « économie de la singularité » (Karpik), les compétences singulières sont, soit
individuelles, comme dans le cas des métiers d’art, soit « équipières », comme dans le cas de
l’hôtellerie et de la restauration de luxe. L’innovation et la créativité reposent sur les savoirs
individuels, comme en témoignent les micro-entrepreneurs dans l’industrie du spectacle, techniciens et
acteurs « à leur compte » (intermittents). Cette singularisation se trouve renforcée dans la net economy,
qui favorise et accélère la diffusion d’autant plus rapide des projets innovants qu’ils comportent une
part de singularité importante. Cette forme de « déversement » en aval des industries de base ne
concerne pas que les services, elle touche également les secteurs en amont, jusqu’aux secteurs de la
première transformation. En témoigne l’explosion des produits bios ou de terroir, confortée par le
raccourcissement des chaines de distribution et la vente directe, y compris par Internet.
En tout état de cause, il convient de rappeler que l’essentiel des innovations « entrepreneuriales »,
donc réalisées par l’entrepreneur et son entourage, sont, dans l’écrasante majorité des cas, des
changements et des variations dans la composition et l’offre de produits (biens et services)
apparemment marginales, mais qui présentent souvent un changement majeur dans la stratégie (projet,
modèle économique, vision, etc.). Cette observation rejoint l’opinion courante, selon laquelle les
innovations entrepreneuriales sont surtout émergentes, plutôt que radicales, et « incrémentales », par
ajouts successifs. En cas de changement radical, l’entrepreneur change de raison sociale, ou l’affaire
est cédée à un repreneur.
8. ACTEURS ET SYSTEME(S) DE TRANSFERT DE TECHNOLOGIE
8.1. Le transfert, base d’une stratégie technologique
Les économistes, hommes de science ou hommes de l’art, ont longtemps adopté deux positions
idéologiques extrêmes. Les tenants du libéralisme soutiennent que les innovations naissent de la saisie
d’opportunités sous-jacentes par des individus ayant des aptitudes entrepreneuriales. Ceci suppose
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l’existence d’un « marché » suffisant de personnes entreprenantes, ce qui est historiquement le cas
lorsque les structures productives et sociales existantes subissent une forte crise, remettant en cause les
emplois et les hiérarchises sociales. Il convient donc que la concurrence soit la plus ouverte possible
(thèse soutenue dans le Traité de Maastricht).
Cette approche dite « darwinienne », de sélection des plus aptes, ou des plus chanceux, est jugée
gaspilleuse de ressources. L’école de la planification prône une approche prévisionnelle des
innovations à concevoir et développer, en fonction des priorités, en termes d’excellence technologique,
de compétitivité nationale ou de bien-être social, ce qui induit une sélection a priori (et non après coup)
des plus compétents.
Cependant, à côté de la planification centralisée, finalement peu ouverte aux opportunités latentes,
les pays adoptent le plus souvent une planification indicative, sur la base d’études économiques, afin
de privilégier les programmes jugés prioritaires. C’est dans cet esprit social –démocrate que les
recherches économiques se sont concentrées sur les échelons intermédiaires entre les planifications de
la nation et de l’entreprise. Entre les niveaux « macro » et « micro », les méso-systèmes ont surtout
concerné le rôle des groupes, des régions et des filières, en tant que générateurs de politiques
industrielles, notamment en matière de recherche et développement. Désormais, la révolution
numérique confère aux réseaux une grande importance, en soulignant l’interaction des initiatives
individuelles et institutionnelles dans la conception (recherche) et la réalisation (développement) des
innovations dans chaque système industriel (au sens large).
8.2. Le transfert, instrument de la stratégie industrielle des groupes
Inspiré du terme français, issu du latin industria (zèle, soin, activité) l’industry désigne toutes les
branches ou secteurs d’activités, soit le secteur primaire (production et extraction), secondaire
(transformation), tertiaire (diffusion). L’analyse économique se distingue en industrial economics
(théorique) et industrial economy (empirique). Une industrie est donc constituée de l’ensemble des
acteurs (entreprises, et autres institutions) et des activités liées entre elles, en termes, soit de
concurrence, soit de coopération, de telle sorte que, en tant que système, la stratégie de chaque firme a
des répercussions sur celle des autres acteurs de l’industrie. Chaque système industriel a dans la réalité
ses propres structures et ses frontières, qui évoluent au gré des innovations et des transformations
techniques et structurelles, mais aussi du type d’études mené par l’observateur.
Les théoriciens s’en tiennent à un concept idéal d’industrie, délimitée par la hauteur des barrières à
l’entrée, en partant du raisonnement selon lequel, plus les barrières sont élevées, plus la rentabilité de
l’industrie est élevée (rentes de monopole). Ces barrières sont en réalité nombreuses : elles résident
d’abord dans les capitaux à devoir engager, mais aussi dans les obstacles juridiques, voire
diplomatiques. Mais l’un des obstacles majeurs réside dans la maitrise des innovations ou le coût de
conception des brevets ou d’acquisition de licences, en tenant compte des difficultés liées à la mise en
exploitation, puis à la commercialisation.
Ainsi l’industrie des générateurs nucléaires est exemplaire de la multiplicité des barrières à l’entrée.
Dans une industrie arrivée à maturité, telle l’automobile, les acteurs sont bien délimités, les barrières à
l’entrée sont élevées, et le processus de concentration et d’internationalisation se poursuit, alors que les
innovations sont plus d’adaptation (multiplication et rotation des modèles), que de rupture, comme en
témoignent les résistances aux nouveaux procédés (en rappelant que les premières voitures automobiles
fonctionnaient à l’eau ou à l’électricité). En revanche, dans les industries « jeunes », les barrières sont
encore faibles, l’entrée est relativement aisée, comme on l’observe par exemple dans l’industrie des
jeux vidéo ; il en découle une grande mobilité des acteurs comme des activités, « encouragée » par la
forte propension à la créativité, voire à l’innovation plus radicale, protégée des imitations par les
dépôts de brevets : du moins en principe, car rappelons que les entrepreneurs se révèlent, dans cette
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phase où les procédés ne sont pas encore stabilisés, moins scrupuleux – raison pour laquelle un grand
nombre hésitent à entrer dans des clusters spécialisés, comme la Silicon Valley.
A mesure que l’industrie entre dans la phase de développement, on observe un mouvement de
concentration justifié par la recherche des économies dites « d’échelle ». Celles-ci sont des économies
de coût obtenues par des améliorations, des transferts de technologie obtenus dans les laboratoires de
recherche, afin d’accroître la productivité du capital technologique : production en grandes séries ou en
continu, synergie entre des productions complémentaires (par exemple, plate-forme commune pour les
modèles automobiles), entre les canaux de distribution (réseaux de concessionnaires), etc. Cette
« course aux économies d’échelle » incite aux accords, voire aux regroupements entre les firmes de la
même industrie, voire avec des firmes appartenant à des industries dont les activités sont
complémentaires. Elle incite également à se développer au niveau international, en recherchant des
accords avec des firmes nationales. Toutefois au-delà de gains liés à une productivité supérieure,
occasionnée par les améliorations dites « innovantes », les études montrent que la croissance de la
rentabilité des groupes résulte avant tout des transferts de surplus de productivité réalisés par les
entreprises dépendantes, auxquelles est le plus souvent dévolu la tâche d’innovations et de
développement de produits ou de procédés. De surcroît, la plupart des groupes industriels se trouvent
englobés dans des conglomérats, des portefeuilles d’activités non liées entre elles, où domine la
logique financière.
8.3. L’Etat, promoteur et accompagnateur de la politique industrielle publique
La politique industrielle peut être définie comme l’ensemble des décisions prises par un
gouvernement dans le but de favoriser le développement des industries, au sens large, et plus
particulièrement en ce qui concerne l’aide à la recherche scientifique et au développement
technologique, ainsi qu’à la création d’entreprises et au développement territorial. On peut parler d’une
tradition française, remontant à la monarchie et au colbertisme, du nom de Colbert, ministre français
sous Louis XIV, qui encouragea notamment l’industrie drapière et navale. Aux dix-huitième et dix-
neuvième siècles, sont créées des écoles d’ingénieur (Mines, Travaux Publics, Ecole Polytechnique,
Arts et Métiers, etc.) afin de promouvoir les techniques innovantes. Dès la Restauration, sont
encouragées les innovations dans les industriels mécaniques et les arts décoratifs. Après 1830, cette
politique sera théorisée par Saint-Simon et les saints- simoniens (industriels et financiers), qui
préconisent la maitrise de la politique de travaux publics et d’innovation privée par les ingénieurs (ce
qu’on appellera après 1945 la technocratie). De fait, les managers et dirigeants de grandes entreprises
sont encore largement issus de grandes écoles d’ingénieurs et/ou de management – ce qui entraine au
demeurant des interrogations sur le rôle conféré au changement et à l’innovation entrepreneuriale.
Ainsi, au 20e
siècle, après l’entrée dans le Marché Commun (1960), l’Etat programme, au nom de
l’« impératif industriel » le développement de nouvelles technologies sur la base de « plans » (comme
le Plan Calcul, pour l’informatique). Les années 1960 sont marquées par une politique de
regroupement des entreprises œuvrant dans les secteurs de première, voire deuxième génération
(textile, sidérurgie, construction électrique), pour déboucher généralement sur deux groupes subsistant
dans chaque industrie (l’un public, l’autre privé). Chaque groupe comprend, au-delà d’ un noyau dur,
maitrisant le capital et la gouvernance, une zone de filiales plus ou moins décentralisées, puis une zone
« quasi-intégrée » ou de dépendance, dans laquelle nombre de PME vont être réduites au rôle de sous-
traitant, de franchisé ou de concessionnaire. Les groupes industriels ou de distribution vont alors
reporter la charge de l’innovation sur les PME dépendantes, lesquelles, soumises à une concurrence « à
couteaux tirés », ne retirent pas tout le profit occasionné par les quasi-rentes d’innovation.
Dans les années 1980, après une série de nationalisations de groupes, la politique industrielle
s’orientera vers un système mixte (Ni Ni : ni privatisations, ni nationalisations) davantage orienté sur
les impératifs de compétitivité internationale. De ce fait, depuis les années 1980, la France doit
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affronter un double défi d’innovation, à savoir, maintenir les activités de deuxième génération arrivées
à maturité, en encourageant les innovations de proximité (services de faire ou de conseil, distribution,
etc.) ou de singularité (luxe, écologie, etc.), et, d’autre part, soutenir le développement des innovations
portées par la troisième génération industrielle, entrant dans la phase intensive.
En parallèle à la politique d’encouragement à la concentration des groupes, freinée par la crise
mondiale de 1975, l’Etat, après 1980, va développer une politique industrielle de structuration des
filières. Deux types de « macro-filières » sont distingués : d’une part, les filières agrochimiques, qui
procèdent, depuis la matière première, par décomposition progressive ; d’autre part, les filières
électromécaniques, basées sur l’assemblage jusqu’au produit final. Mais, jusqu’à nos jours, la notion
de filière n’a cessé de s’affiner et de se complexifier pour concerner des activités de plus en plus
pointues. Les institutions concernées peuvent ainsi suivre la « chaîne de valeurs » (chain of value,
selon le terme utilisé aux Etats-Unis), jusqu’au consommateur final. Elles peuvent ainsi évaluer les
besoins d’innovation aux différents stades, et des aides incitatives doivent être proposées (transferts de
technologie, avantages fiscaux, etc.). Ces actions peuvent concerner aussi bien des filières matures, en
difficulté, à la recherche d’opportunités, que des filières jeunes, en émergence, en quête de
structuration. L’approche filière repose ainsi sur une articulation systémique, évolutive, entre les
stratégies d’acteurs et les structures productives, dont la régulation s’opère pour l’essentiel au travers
d’innovations de tous niveaux.
8.4. La région, comme pôle de développement technologique
La question de savoir s’il existe des milieux favorables à l’innovation concerne l’ensemble des
disciplines de l’Homme et de la Société, d’abord l’histoire et la géographie économiques, mais aussi
l’ethnologie et la sociologie politique.
La notion de milieu innovant découle de l’histoire industrielle, voire de l’histoire du capitalisme, en
incluant les filières agraires, marchandes, financières. La première génération industrielle est largement
fondée sur les matières premières locales (industrie lainière, colorants naturels, forges, etc.), exploitées
parfois depuis des siècles. La seconde génération industrielle est davantage axée sur les activités de
transformation (aciérie, chimie « artificielle », électricité, etc.), à la suite de découvertes de laboratoires
ou d’innovations individuelles. Elle s’ouvre sur des marchés extra- territoriaux, grâce aux nouveaux
moyens de communication (transports, télécommunications, etc.), au fait colonial, et à l’émergence de
pays nouvellement industrialisés.
Il en découle un paradoxe apparent : dans les sites industriels de première (ensuite de deuxième)
génération, s’est développé un éthos, un état d’esprit, une « atmosphère industrielle » (selon l’Anglais
Marshall, en 1890), qui va attirer des individus en quête d’opportunités, généralement de condition
(très) modeste, originaires de régions ou de pays économiquement peu favorisés en ressources
naturelles et autres, et/ou, politiquement, en crise. Ces entrepreneurs, qui possèdent les qualités propres
à l’esprit d’entreprise (prise de risque, organisation, créativité, sens du commerce, etc.), appartiennent
le plus souvent à des communautés disposant d’un ensemble de valeurs communes (éthiques au sens
large).
C’est cette combinaison de données physiques et techniques avec les facteurs sociaux et humains
qui caractérise l’atmosphère industrielle d’un « pays » (au sens géographique) ou d’une région. Dans le
meilleur des cas, le territoire acquiert une notoriété due à des compétences distinctives sur une activité,
faite de savoirs (parfois ancestraux), de savoir-faire (parfois artisanaux, ou fortement idiosyncrasiques),
et de valeurs communes (regroupées sur le terme ambigu de « savoir-être »). Dès le dix-neuvième
siècle, les géographes anglais utilisent le terme de « district industriel » pour délimiter la région
spécialisée dans une industrie : ainsi, les districts anglais de la laine, du coton, de la coutellerie, de la
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faïencerie, etc. Au sein de chacun d’entre eux, les firmes orientent les innovations et adaptations en
s’appuyant sur une plate-forme de savoirs communs. Cette notion sera reprise récemment, à partir des
travaux d’Alfred Marshall, pour expliquer comment, depuis des siècles, les districts italiens pratiquent
la « spécialisation flexible », chaque entreprise ayant une compétence distinctive dans une chaîne de
production textile, comme dans la région de Prato.
Dans cet esprit a été développé aux Etats-Unis le concept de cluster (grappe). Ce néologisme est
issu de la transition, à partir des années 1980, de la phase extensive à la phase intensive des révolutions
numérique et biotechnique. Chaque cluster comprend plusieurs pôles : une ville en expansion (avec ses
aménités et ses accès), une zone universitaire (avec ses laboratoires), des conditions d’accueil adaptées
notamment à l’installation de start-up dans des pépinières et des Business Innovation Centers. A la
différence des districts à l’italienne, la spécialisation des clusters est plus large, le réseau de firmes est
moins hiérarchisé, et les axes (programmes) de recherche sont plus diversifiés. De plus, les réseaux
sont à la fois évolutifs et orientés sur l’extérieur, dans la mesure où ces firmes sont bien souvent en
affaires avec la zone intégrée ou quasi-intégrée de groupes multinationaux (ces start-up sont par nature
born global).
Les clusters « à la française » reposent à des degrés variables sur les mêmes critères : une
agglomération en expansion, disposant des infrastructures adaptées, un pôle d’enseignement et de
recherche orienté sur la compétence distinctive du cluster, capacité d’accueil et de soutien de start-up et
de firmes en développement. En réalité, les clusters, comme la cosmetic valley dans l’Orléanais, sont,
selon une tradition française, largement le fruit d’actions impulsées par les administrations centrales
(Ministères, Agences, Délégations) et leurs correspondants aux multiples niveaux territoriaux
(Régions, Communautés de communes ou d’Agglomération, maisons d’entreprise départementales,
etc.). Ces actions ont notamment consisté à articuler les savoirs (universités et laboratoires) et savoir-
faire (entreprises performantes et filières d’excellence) selon les régions et les métropoles. Ainsi, dans
les années 1980, les DRIR (Directions Régionales de l’Industrie et de la Recherche) avaient tenté de
définir, dans le cadre de l’aménagement du territoire, les technopoles (c’est-à-dire les villes ayant des
atouts particuliers dans une activité, par exemple Thiers dans la coutellerie) et les technopôles (c’est-à-
dire des pôles de compétences dans un ou plusieurs domaines technoscientifiques : ainsi, Montpellier
avait dégagé cinq technopôles, en fonction de l’excellence de ses laboratoires, notamment en
agronomie tropicale et gestion des eaux). L’idée était de faciliter le transfert de technologies
innovantes, depuis les laboratoires de recherche, vers les entreprises. Or, une étude internationale,
menée auprès des pays membres de l’OCDE en 1992, révélait de façon quasi unanime la « grande
difficulté » à rassembler en un même lieu (parc d’activités par exemple) des entreprises innovantes,
sous prétexte de créer un lien entre elles. C’est en effet retrouver une caractéristique importante de
l’esprit entrepreneurial, à savoir l’individualisme.
CONCLUSION
Une conclusion s’impose : depuis que l’Homo Habilis a commencé à fabriquer des outils (sans
doute en imitant les grands singes), l’Humanité n’a cessé de créer et d’adopter la tecné avant d’y
adapter sa praxis, tant dans les activités laborieuses, domestiques que civiles. Mais le capitalisme
industriel a conféré un rôle croissant à la tecné, suscitant des interrogations sur son « utilité », au sens
philosophique (chez Heidegger par exemple). Finalement, le transfert de technologie concerne et
interpelle de nos jours la quasi-totalité des disciplines, d’abord celles de la technoscience, mais aussi
celles de l’Homme et de la Société, comme en témoignent les débats autour du développement durable.
Enfin, les modalités des transferts de technologie posent la question de leur impact, tant au niveau des
entreprises que de leur environnement économique et social.
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L’époque actuelle est celle d’une rupture du système : la globalisation a multiplié les strates de
développement industriel au niveau mondial, par transferts de productions et de techniques vers les
pays moins avancés. Dans le même temps, l’Economie-Monde se ramifie, passe d’une structure
hiérarchisée à un système interconnecté, au travers des réseaux numériques. Dans le même temps, les
avancées dans les sciences cognitives soulignent l’analogie avec les réseaux de neurones, reposant la
question cruciale de la créativité humaine. Abordée en son temps par Herbert Simon, la réponse est
simple : l’outil technologique fonctionne selon une rationalité procédurale, l’homme selon une
rationalité élargie. En termes clairs : si une machine, par transfert de technologie peut battre un homme
au jeu de go, il lui suffit de changer pendant le jeu la procédure (d’inventer de nouvelles règles), ou
tout simplement de débrancher l’ordinateur. C’est en réalité la stratégie, de Sun Tzu ou Homère
jusqu’à nos jours, qu’ont toujours suivie les militaires, en appliquant les nouvelles technologies à des
fins guerrières. Décidément, l’antique mythe de la boite de Pandore est plus que jamais d’actualité !
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